Illustration d'un couple à Paris (SIPA).
J'ai, quelque part perdu dans la vastitude de mon entourage, un éminent philosophe qui aime à répéter : "Tu ne manges pas tous les jours la même chose, alors pourquoi devrais-tu passer toute la semaine avec la même femme ?" Outre que la formule a l'heur de mettre son épouse sur les nerfs, elle est la marque d'un intérêt, bien largement partagé au sein de la population humaine, pour la monogamie et ses mystères.
Et les scientifiques ne font pas exception. De fait, toute une palanquée d'études et d'ouvrages se posent depuis une bonne tripotée d'années cette même question : pourquoi, chez certaines espèces animales en général, et chez l'humaine en particulier, les individus en sont-ils venus à se mettre en couple et à coopérer de manière exclusive sur la formation d'un foyer, la collecte de ressources et, surtout, les soins apportés aux enfants ?
La monogamie est peu répandue chez les mammifères
Ces derniers paramètres définissent la monogamie dite "sociale", un concept qui peut s'appliquer à toutes les espèces animales et qui ne se limite pas aux facteurs culturels (comme un mariage institutionnalisé) propres aux humains.
La preuve, c'est que ces dernières semaines, ce n'est pas moins de deux études qui sont venues se pencher sur l'apparition et l'évolution de la monogamie. Deux études qui, en mettant à profit des ressources génétiques et informatico-mathématiques de pointe, sont les premières à analyser le phénomène de la monogamie sociale avec un tel niveau de complexité et de systématicité.
La première part d'un fait connu : la monogamie est plus que rare dans le monde animal. Si elle concerne 90% des oiseaux, les mammifères, eux, ne sont qu'un peu plus de 3% à préférer ce régime socio-sexuel. On peut aussi rappeler que, chez les humains, trois quarts des sociétés non européennes sont encore aujourd'hui majoritairement polygames et que, dans les sociétés officiellement monogames (où la polygamie est prohibée), on assiste bien souvent à une polygamie de fait.
Si la monogamie est aussi peu répandue chez les mammifères, c'est que la gestation interne et le temps imparti à la lactation pousse à un investissement parental hétérogène entre mâles et femelles, avec des mâles ayant tout intérêt à aller se reproduire avec d'autres femelles pendant que leurs premiers descendants sont encore dans le ventre ou aux mamelles d'une première partenaire.
C'est ainsi que le régime socio-sexuel le plus fréquent chez les mammifères est la polygynandrie, soit une stratégie reproductrice par laquelle plusieurs mâles se reproduisent avec plusieurs femelles au cours de leur vie fertile (bien souvent tristement concomitante à la vie tout court pour de très nombreuses espèces).
3 hypothèses pour expliquer l'apparition de la monogamie
Trois grandes hypothèses ont donc été formulées pour expliquer l'apparition et le maintien de la monogamie.
1. La première, c'est qu'elle serait avantageuse pour des espèces où l'élevage de la descendance est difficile et coûteux (en termes d'énergie, de ressources, etc.). C'est par exemple le cas chez les singes callitrichidés et aotinés, où les femelles donnent en général naissance à des jumeaux et ont besoin de l'aide du mâle pour les mener à l'âge adulte.
2. La seconde, c'est que la monogamie serait un moyen pour les mâles de s'assurer le ventre des femelles quand celles-ci sont trop dispersées dans leur habitat : quand il est difficile de s'accaparer les utérus de plusieurs femelles, mieux vaut s'en contenter d'un seul, tant qu'il fera fructifier vos gènes et pas ceux de concurrents.
3. La troisième hypothèse est liée à l'infanticide, extrêmement courant chez les mammifères : la lactation étant en général contraceptive, tuer la progéniture de son concurrent, c'est avoir rapidement à disposition des femelles fertiles pour planter sa petite graine. Et quand vous avez de gros risques de voir votre descendance zigouillée avant d'atteindre sa majorité sexuelle (autant dire peau de zob en termes de fitness), mieux vaut rester près d'elle et de leur mère pour que cela ne se produise pas.
Pour départager ces hypothèses, l'équipe de Kit Opie s'est plongée, à l'aide de gros ordinateurs, dans les données génétiques et comportementales de 230 espèces de primates (chacune devant, pour être sélectionnée, comptabiliser plus de vingt études à son sujet).
Après des millions de simulations informatiques, les chercheurs ont pu déterminer que, si les trois hypothèses étaient bien liées à l'évolution de la monogamie, seul l'infanticide avait pu précéder son apparition. En d'autres termes, les soins biparentaux et l'assurance d'avoir des petits à soi par la monopolisation d'une femelle seraient des conséquences de la monogamie, et la diminution de l'infanticide une de ses causes – parmi d'autres.
Un lien avec les conditions écologiques et démographiques
Ces autres causes, on en trouve des indices chez certaines espèces qui, bien que devant faire face à des risques élevés d'infanticide, ne sont pas pour autant monogames. C'est le cas en particulier des gorilles et des langurs (les singes préférés de la merveilleuse Sarah Blaffer Hrdy), où se sont respectivement 34% des 64% des morts infantiles qui peuvent être imputées à l'infanticide "concurrentiel".
Et c'est là qu'intervient une seconde étude montrant que l'apparition de la monogamie serait avant tout liée à des conditions écologiques et démographiques spécifiques (quand on vous dit qu'il ne faut jamais les sous-estimer). Ici, ce sont 2.545 espèces de mammifères non humains qui ont été passées à la moulinette génétique et statistique par l'équipe de Dieter Lukas. Ces espèces se distribuaient entre trois grands systèmes sociaux :
1. Des femelles vivant et élevant seules leurs petits et qui ne rentrent en contact avec les mâles, eux aussi globalement solitaires, qu'au moment de la copulation (68% des espèces étudiées).
2. De la monogamie sociale : une seule femelle et un seul mâle se partagent un territoire donné, élèvent ensemble leur progéniture et le font sur plus d'une saison reproductive (9% des espèces étudiées, 29% de primates, 16% de carnivores et 3% d'artiodactyles).
3. Des espèces vivant en groupes polygynes ou polygynandres où les individus dorment et collectent leur nourriture ensemble sur un seul territoire – mais où les femelles ne sont pas forcément coopérantes pour l'élevage des petits (23% des espèces étudiées).
En reconstituant informatiquement l'arbre phylogénétique de toutes ces espèces, les chercheurs en ont déduit que le premier système, avec des femelles et des mâles solitaires, était l'environnement ancestral de leur énorme majorité, à l'exception de la musaraigne à trompe et du daman. D'où l'idée que la monogamie serait apparue dans des écosystèmes où la densité de femelles était faible et les mâles, dès lors, incapables de défendre leur accès exclusif à plusieurs génitrices.
Elle aurait permis la naissance de la civilisation
Qu'est-ce que tout cela nous dit sur la monogamie humaine ? A priori pas grand chose, les deux équipes de chercheurs mettant un point d'honneur, que ce soit dans leurs études ou en interview, à ne pas extrapoler leurs conclusions à notre espèce.
Mais en y regardant de plus près, elles peuvent toutes les deux nous éclairer sur notre "spécificité" humaine, faite d'un développement lent et coûteux permettant la maturation de fonctions cérébrales complexes (et de toute la culture qui va avec).
En effet, toutes les deux laissent entendre que la monogamie est un prérequis à l'élevage d'une progéniture demandant beaucoup de soins et de ressources. Celle de Lukas et al. soulignant même que certains régimes alimentaires, faits d'aliments rares mais riches (la viande et les fruits, comparés à l'herbe et aux feuilles), sont tout particulièrement corrélés à la monogamie.
En d'autres termes, nous ne serions pas monogames parce que nous sommes "humains" et parce que notre gros cerveau nous inciterait à des comportements socio-sexuels plus "moraux". Mais nous serions humains (entre autres) parce que nous sommes devenus monogames et parce que ce régime matrimonial nous aurait permis d'avoir des enfants plus robustes, plus protégés et accédant à des aliments plus énergétiques. Autant de paramètres indispensables à la naissance de la civilisation.
Et maintenant que nous en savons un peu plus sur l'apparition de la monogamie, à chacun de définir ses avantages et ses inconvénients en fonction de sa propre écologie personnelle.